IRN Forum In the Social ScIences On Nuclearity (FISSION)
Projet
Les mutations qui marquent le domaine nucléaire sont aujourd’hui nombreuses. Si l’on cherchait à résumer en un mot la dynamique générale, « la relance » serait probablement un bon candidat. Alors que le phénomène de changement climatique impose une diminution de l’emploi d’énergies fossiles, le recours au nucléaire s’est imposé dans de très nombreux pays comme un élément moteur pour parvenir à la neutralité carbone, et ce y compris au Japon, 13 ans après la catastrophe de Fukushima.
Nous faisons l’hypothèse que cette relance du secteur nucléaire est mise en tension par deux mouvements qui requièrent d’être décrits et compris à la fois pour ce qu’ils ont de spécifique et dans leurs articulations.
Le premier tient au développement d’innovations techniques qui promettent de faire de l’énergie nucléaire l’énergie du futur. Ces innovations vont de pair avec la diversification des acteurs industriels impliqués : aux côtés des quelques acteurs historiques – comme EDF en France – est apparue une grande quantité de start-ups proposant des petits réacteurs dits innovants et, plus généralement, des solutions technologiques nouvelles. En France par exemple, la start-up Jimmy Energie a déjà déposé une demande d’autorisation de création d’une installation nucléaire d’un type nouveau, auprès d’une entreprise sucrière près de Reims. Cette dynamique générale a des implications sensibles au niveau international, se concrétisant par le choix politique de nombreux États de multiplier les projets de construction de centrales, souvent sans expérience préalable en la matière. Tout cela n’est pas sans effet sur les modalités d’inscription du nucléaire dans des territoires dont il était jusque-là absent, que l’on envisage des États non nucléarisés ou des implantations multiples de « petits réacteurs ».
Le second mouvement qui participe de la « relance » consiste, dans une logique inverse, en la perpétuation ou la prolongation de l’existant. En France comme dans d’autres nations historiquement nucléarisées comme le Japon, il a été décidé de poursuivre le fonctionnement des réacteurs au-delà des quarante voire soixante années pour lesquelles ils avaient été initialement conçus. Les États-Unis avaient déjà précédé la France dans cette voie. Par voie de conséquence, de nouveaux problèmes émergent, qui concernent le vieillissement des installations et leur résistance aux agressions internes ou externes, tout autant que la capacité des États à former des ingénieurs et ouvriers (soudeurs, chaudronniers, etc.) en nombre suffisant et à préserver un haut niveau de connaissances à propos de systèmes techniques complexes et surtout clos, conçus à un moment de grande confiance technique. Tout cela pose des questions de maintenance nouveaux. Nous entendrons ici maintenance au sens où l’entendent Jérôme Denis et David Pontille lorsqu’ils étudient les multiples formes et pratiques par lesquelles des objets sont entretenus (Denis & Pontille, 2022).
Nous faisons l’hypothèse que ce double mouvement, d’innovation d’une part, et de prolongation par maintenance d’autre part, complique le schéma moderniste et la ligne de temps qui le caractérise. Sa logique interne, qui prend des formes différentes au gré des situations locales, doit composer avec un faisceau de contraintes externes. On pense ici aux enjeux d’accès aux matières premières (combustible, métaux rares) pour la construction et le fonctionnement des centrales, dans un contexte où la demande ne va cesser de croître en raison de la multiplication des projets de prolongement ou de construction de centrales ; dans un contexte, également, où les souverainetés des États pourvoyeurs de matières premières ne cessent de s’affirmer et obligent les États dépendants à repenser leur politique minière. On pense aussi à la capacité des États nucléarisés à supporter le coût économique d’un éventuel accident sur leur territoire, et plus généralement à se préparer à gérer une crise à la suite d’un accident majeur. On sait aujourd’hui qu’en la matière, l’accident de Fukushima survenu en mars 2011 au Japon a conduit à repenser de fond en comble les procédures de gouvernance, d’urgence et d’évacuation, mais il reste encore à prendre la pleine mesure des « leçons » apprises, dont on n’a pas encore compris toutes les implications. Au nombre des contraintes externes, on pense aux impacts du changement climatique sur la filière nucléaire, qui imposent de penser des scénarios alternatifs relatifs notamment au problème d’accès à l’eau pour les systèmes de refroidissement des centrales dans des périodes marquées par des sécheresses répétées (réchauffement des fleuves, montée du niveau marin et risque de submersion, moindre disponibilité de la ressource en eau et conflits d’usages avec d’autres acteurs, etc.). On pense, enfin, à la situation géopolitique dans laquelle les centrales existantes sont transformées en cibles potentielles lors des conflits armés, ainsi que la guerre en Ukraine l’a récemment rappelé.
Témoignant d’un nouvel état du monde, ces contraintes dessinent un nouveau cadre pour le déploiement et la gouvernance du nucléaire et appellent un renouvellement de la dynamique scientifique en vue d’en analyser tous les enjeux. Dans cette perspective, le projet d’IRN FISSION vise à mettre en dialogue le droit, l’anthropologie, la sociologie, la science politique, la géographie et l’histoire dans quatre pays (France, Royaume-Uni, Japon, États-Unis), chacun avec son histoire et ses spécificités techniques, culturelles et socio-politiques. FISSION constitue la première étape de structuration d’un réseau international sur la relance du nucléaire, en mesure de promouvoir les apports des SHS auprès des autorités nationales et internationales et de mieux valoriser les connaissances produites auprès, notamment, des exploitants, des régulateurs et des pouvoirs publics.
Le travail collectif s’organisera autour de cinq axes de recherche durant les cinq années à venir.
- La fin d’un cycle : entre héritage à assumer et futur à concevoir.
- La question des récits : un verrouillage épistémologique ?
- les modes de gouvernance de la sûreté nucléaire : penser les tensions à l’œuvre
- La gestion des crises nucléaires : vers une normalisation des accidents ?
- Transparence et participation des populations : la démocratie a l’épreuve du nucléaire.
Cooordination
- Christine Noiville, directrice de recherche au CNRS, directrice adjointe de l'ISJPS (UMR 8103).
- Sophie Houdart, directrice de recherche au CNRS, laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (UMR 7186).