Phénoménologie et féminisme. Réflexions à partir de Simone de Beauvoir
Depuis une trentaine d’années, de nombreux travaux ont souligné l’importance de la dimension phénoménologique au sein de la philosophie de Simone de Beauvoir et en particulier du Deuxième Sexe (1949). En ouvrant la voie à une compréhension phénoménologique de l’oppression patriarcale, Le Deuxième Sexe renouvelle en effet la méthode phénoménologique husserlienne, déplace certaines thématiques heideggériennes et dialogue – de manière souvent conflictuelle – avec les pensées de Merleau-Ponty, de Sartre ou de Levinas. Pour Beauvoir, il s’agit de repenser les complexités des expériences quotidiennes vécues par les femmes en offrant une critique des épistémologies dominantes qui adoptent le « point de vue l’extériorité » (Beauvoir, 1970) pour expliquer l’oppression masculine. La perspective phénoménologique lui permet ainsi de refuser toute pensée de surplomb par une attention portée au point de vue des femmes, point de vue situé et incarné. Pour autant, confrontée à la question sociale et historique de l’oppression, la perspective phénoménologique est modifiée en profondeur et subit des remaniements méthodiques, conceptuels et politiques.
Un corpus en majorité anglo-saxon et scandinave s’est saisi de la phénoménologie beauvoirienne pour penser la réalité ordinaire de l’oppression, le corps vécu des femmes ou pour conceptualiser la liberté et l’émancipation depuis une dimension subjective et incarnée (Bartky, 1990 ; Grosz, 1994 ; Moi, 1999 ; Kruks, 2001 ; Heinamäa, 2003 ; Young, 2005 ; Oksala, 2016). En France, ces aspects prennent une place grandissante au sein de la philosophie féministe contemporaine et permettent de poser à nouveaux frais les questions politiques de l’oppression et de l’émancipation sous l’angle de la phénoménologie tout en instaurant un dialogue fécond avec les approches constructivistes, post-structuralistes ou matérialistes. En proposant un féminisme incarné (Froidevaux-Metterie, 2015 et 2018), un renouvellement de l’épistémologie politique (Garrau, 2019 ; Provost 2020) ou en envisageant le problème de la soumission depuis Beauvoir (Garcia, 2018), la phénoménologie féministe constitue une voix singulière au sein des théories féministes et propose une relecture critique et féministe de l’histoire de la phénoménologie française.
L’objectif de ce colloque, qui prolonge celui tenu en 2018 sur les « Approches phénoménologiques du genre de la race : repenser les oppressions et les résistances » (organisé par M. Garrau et M. Provost), est d’abord d’interroger, pour la première fois en France, la dimension phénoménologique de l’œuvre beauvoirienne ainsi que sa place au sein de la tradition phénoménologique allemande et française. En ouvrant un dialogue entre le féminisme français et la phénoménologie critique scandinave et anglo-saxonne, il est aussi de faire le point sur les réappropriations contemporaines de cette démarche phénoménologique, leurs apports à la pensée et aux luttes féministes, mais aussi les objections qu’elle soulève, et de souligner ainsi la vitalité et la pluralité des approches qui se revendiquent aujourd’hui de la phénoménologie féministe.
Many researchers in Anglo-American and Scandinavian countries have used Beauvoirian phenomenology to analyze the ordinary dimensions of oppression, to account for women’s lived body experience or to redefine freedom and emancipation from the point of view of a situated and embodied subjectivity (Bartky, 1990; Grosz, 1994; Moi, 1999; Kruks, 2001; Heinamäa, 2003, Young, 2005; Oksala, 2016). In France, these aspects have recently gained a new preeminence in feminist philosophy, in dialogue with constructivist, post-structuralist and materialist approaches. Some researchers have defended an embodied feminism (Froidevaux-Metterie, 2015, 2018), others have pleaded for a renewal of political epistemology (Garrau, 2019; Provost, 2020), or rethought the problem of submission from a Beauvoirian perspective (Garcia, 2018). Feminist phenomenology has become a voice of its own in the field of feminist philosophy and promises to initiate a new reading–critical and feminist–of the history of phenomenology.
The purpose of this conference, which follows the conference organized in 2018 by Mickaelle Provost and Marie Garrau on the “Phenomenological approaches of Race and Gender,” is first to study the phenomenological dimension of Beauvoir’s philosophy and its situation in the French and German phenomenological traditions. By opening a dialogue between French, Scandinavian and Anglo-American feminism, it also aims at exploring the contemporary reappropriations of the phenomenological and Beauvoirian methods and wishes to show the vitality and the plurality of feminist phenomenology.
Programme
Vendredi 18 mars
- 8h45-9h : Accueil/Welcome
- 9h-9h15 : Ouverture et introduction/Opening remarks
Marie Garrau, Mickaëlle Provost, Manon Garcia
- 9h15-11h : Beauvoir et l’histoire de la phénoménologie/Beauvoir and the History of Phenomenology
Natalie Depraz (Université de Rouen) : « Un prisme fécond pour l’histoire de la phénoménologie : Simone de Beauvoir ? »
Camille Froidevaux-Metterie (Université de Reims) : Avec Beauvoir et Young aujourd’hui : dénouer les nœuds phénoménologiques de l’expérience vécue du féminin
- 11h15-13h : Beauvoir et la phénoménologie critique/Beauvoir and Critical Phenomenology
Johanna Oksala (Loyola University): “Beauvoir as a critical phenomenologist”
Nancy Bauer (Tufts University) “Is a Critical Phenomenology Possible?”
- 14h-15h45 : Beauvoir, philosophe du corps/Beauvoir and the Body
Jennifer McWeeny (Worcester Polytechnic Institute): “Beauvoir’s Phenomenology of the Biological Body”
Jean Baptiste Vuillerod (Université de Namur) : « Le naturalisme de Simone de Beauvoir »
- 16h-17h30 : Réappropriations contemporaines de Simone de Beauvoir (1)/Contemporary reappropriations of Simone de Beauvoir (1)
Laure Pitrel (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : « Temporalité et spatialité vécues dans On female body experience d’I. M. Young. Reprise et variation des concept beauvoiriens d’immanence et de transcendance de la “situation” féminine »
Cécile Gagnon (Université de Montréal) : « Le corps comme Autre : phénoménologie de l’anorexie mentale »
Julie Beauté (École normale supérieure) : « Les histoires vivantes du Deuxième Sexe : pour une phénoménologie des décentrements »
Samedi 19 mars
- 9h-10h45 : Éthique et phénoménologie/Ethics and Phenomenology
Kate Kirkpatrick (Oxford University): «“On ne naît pas génie, on le devient”: Ethics and Phenomenology in The Second Sex »
Mickaëlle Provost (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : « Déni, dénégation, mauvaise foi : l'inauthenticité assignée »
- 11h-12h30 : Beauvoir, philosophe de l’oppression/Beauvoir and Oppression
Filipa Melo Lopes (University of Edinburgh): “Complicity in One’s Oppression as an Ethical Fault”
Manon Garcia (Yale University): Response to Filipa Melo Lopes
- 13h30-15h15 : Phénoménologie et dialectique/Phenomenology and dialectic
Matthieu Renault (Université Paris 8) : « Beauvoir et ses critiques. Mythologiques de la maîtrise et de la servitude »
Raphaël Ehrsam (Université Paris Sorbonne) : « L'expérience vécue dans La Vieillesse. Phénoménologie ou dialectique ? »
- 15h30-17h30 : Réappropriations contemporaines de Simone de Beauvoir (2)/Contemporary reappropriations of Simone de Beauvoir (2)
Héloïse Humbert (Université de Picardie) : « Penser avec l’ambiguïté contre l’esprit de sérieux : un projet féministe ? »
Hugo Aiello (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : « Phénoménologie féministe et phénoménologie du racisme »
Eulalie Devezin (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : « Répétitions et subversion : penser les pratiques de résistance avec les identités butch-fem et le drag »
Cassandra Lother (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : « La Pensée straight : pour un héritage queer du Deuxième sexe »
Informations pratiques
Colloque ouvert à tous sur inscription : manon.garcia@yale.edu
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Centre Lourcine
1 rue de la Glacière, 75013 Paris
Bât. 1, 2e étage, salle 13
Colloque international bilingue (français et anglais) organisé par Manon Garcia (Yale University), Marie Garrau (ISJPS, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Mickaëlle Provost (ISJPS, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)